Situations Mythogenèses

Publié le 23 Octobre 2022

Comment stimuler l’imagination et l’envie dans la ville contemporaine ? Comment initier des lieux qui amorcent cette projection de l’imagination ?

Dans les deux articles précédents (1/3 Objets spécifiques et 2/3 Scénarisation d’un milieu), nous abordions les thématiques de la présence de l’architecture et de la place laissée au vide dans un projet. Nous nous demanderons ici comment ces ferments peuvent initier les conditions pour quelque chose d’immatériel, mais d’indispensable à nos villes : ce qu’on pourrait appeler des situations mythogenèses.

« Méthode : il faudrait, ou bien renoncer à parler de la ville, à parler sur la ville, ou bien s’obliger à en parler le plus simplement du monde, en parler évidemment, familièrement. Chasser toute idée préconçue. Cesser de penser en termes tout préparés, oublier ce qu’ont dit les urbanistes et les sociologues. »

(Extrait de Espèces d’espaces, Georges Perec, Galilée, 2000, p.122)

Potentiels

Qui ne se souvient pas d’un lieu secret de l’enfance où il aimait aller seul ou avec des amis ? Plus l’endroit était dissimulé ou inaccessible aux adultes, plus il était attrayant. Il pouvait s’agir d’un petit bosquet broussailleux au fond d’un terrain vague ou bien d’une cabane plus ou moins bien construite dans un arbre. Ces lieux habitent autant en souvenirs notre imagination d’adultes, qu’ils occupaient l’espace physique à l’époque. Quand il ne reste rien de ce bosquet de l’enfance, persiste tout de même cette sensation indéfinie de bonheur liée à l’endroit. Pourquoi ?

On a parfois de manière fugitive des réminiscences de ces lieux en passant à côté d’un « coin » ou d’un « creux », laissé en friche entre deux immeubles, quand l’urbain s’étiole. Pour peu qu’on n’ait pas totalement perdu la part enfantine de sa personne, on aurait presque envie d’y aller, malgré la clôture qui matérialise l’interdiction de passage (à bien y regarder, il y a d’ailleurs toujours un passage dans la clôture). Et puis on passe seulement devant, et l’imagination se charge pour nous de fantasmer le lieu pendant quelques instants, ses herbes folles, ses quelques papiers gras, ses recoins sombres et ses promesses.

La conception des villes contemporaines ne laisse que peu de place à l’indétermination dans laquelle peut naître ce type de lieux. D’abord, parce que comme nous l’avons vu auparavant, le « foncier » à horreur du vide (pas rentable), ensuite et surtout par un phénomène de rétractation culturelle pour ce qu’on peut appeler spontanément l’inutile (encore une fois, pas rentable et idéologiquement « dangereux »).

Superstudio : The Continuous Monument : On the River, project (Perspective), 1969

C’est pourtant dans ces endroits vides et « inutiles » que peuvent s’engouffrer nos fantasmes et nos imaginaires. Et jusqu’à preuve du contraire, nous en avons encore besoin, même en tant que citadins hyper-connectés. L’horizon borné du smartphone n’est pas suffisant. Pas pour nous, en tout cas.

Dans notre projet, nous avons tenté de générer une mise en potentiel maximale par le biais de trois décisions :

  • Le vide (milieu), laissé entre nos deux bâtiments compacts, aux extrémités de la parcelle,
  • Le plantage massif d’arbres et de végétation dans ce milieu,
  • L’activation mythogenèse de l’endroit en le rendant inaccessible physiquement.

Nous souhaitions ainsi fabriquer d’autres formes d’usages qui nous semblaient manquer au site.

« Pratiquer l’espace, écrit Michel de Certeau,  c’est « répéter l’expérience jubilatoire et silencieuse de l’enfance : c’est dans le lieu, être autre et passer à autre ». L’expérience jubilatoire et silencieuse de l’enfance, c’est l’expérience du premier voyage, de la naissance comme expérience primordiale de la différenciation, de la reconnaissance de soi et comme autre, que réitèrent celles de la marche comme première pratique de l’espace et du miroir comme première identification à l’image de soi. Tout récit revient à l’enfance. Recourant à l’expression « récits d’espace », Certeau veut à la fois parler des récits qui « traversent » et « organisent » des lieux (« Tout récit est un récit de voyage… »), et du lieu qui constitue l’écriture du récit (… la lecture est l’espace  produit par la pratique du lieu que constitue un système de signes – un récit). »

(Extrait de Non-lieux, Marc Augé, Seuil, 1992, p.107)

Scénarisation

Le mot scénarisation revient souvent dans nos intuitions de projet. Il s’agit par ce biais de trouver une alternative à la proposition autoritaire du geste architectural et urbain. Scénariser le vide dans ce projet, représentait l’envie de fabriquer un intervalle dans la ville, à rebours de la logique habituel de projet par le plein.

Six Flags (anciennement Jazzland), parc d’attractions abandonné, La Nouvelle-Orléans, Louisianne, États-Unis

Cet intervalle devenait ainsi le projet en tant que tel. Nous n’avions pas les moyens de fabriquer de la qualité par l’architecture, il fallait donc raconter une histoire par le biais d’un vide sanctuarisé et inaccessible.

« Tout est tellement proche
Je voudrais pouvoir m’éloigner
Je voudrais pouvoir m’éconduire
Tout est tellement balisé
Tout est tellement clair
Je voudrais pouvoir m’obscurcir
Tout est tellement familier
[…]
Tout est parfaitement aux normes
Sous contrôle
Plus de mystère nulle part
Tout est débroussaillé
Comme les poils des sexes
Le monde entier est épilé
Tout est carte sur table
Mais moi du coup, j’ai plus envie de jouer »

(Extrait de L’Europe, Bruit Noir, 2019)

Inaccessible

Cet inaccessible, au delà de fabriquer une zone « en repos » de paysage dans la ville, avait pour fonction de générer du mystère, du désir, du mythe urbain. Du statut d’espace, l’endroit passe à celui de lieu, paradoxalement parce qu’on ne peut pas y aller, mais seulement en faire le tour, ou le scruter depuis les logements. Ce lieu inversé devient le support à une trame purement narrative, un petit ailleurs proche.

Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage…, Marcel Duchamp, 1946-66
Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage…, Marcel Duchamp, 1946-66

Notre attitude dans ce projet était dans la continuité de notre approche par la disparition. Nous avons créé les conditions d’une absence, utiles à l’imaginaire, par le vide et le paysage.