Let’s take a ride, and run with the dogs tonight, in suburbia

Publié le 04 Mars 2021

Comment introduire (et maintenir) de l’irrationnel dans un projet, du non quantifiable, du non « rentable » ? Comment lutter contre les pressions toujours plus fortes (économiques, mais aussi et surtout culturelles), qui nous poussent vers une approche toujours plus technicienne du projet d’architecture ?

Photo JPA + VEI, 2019

Let’s take a ride : Nous aborderons dans cet article un cas concret de désajustement du projet dans sa phase de développement, par rapport à ses intentions initiales. Nous tenterons d’analyser les aspects concrets de ces désajustements et d’en tirer, si ce n’est des conclusions, au moins des observations.

Banlieue boisée

Nous avons travaillé en 2019 sur un projet de ZAC dans les Yvelines, à deux niveaux : à la fois, celui de l’aménagement de la ZAC en tant que coordonateurs, et à la fois comme concepteurs de l’un des lots de celle-ci.Le contexte du projet était le suivant : La création d’une ZAC d’environ 500 logements sur une unité foncière occupée pour grande partie par un bois, et par une plaine enherbée pour le reste. À l’Ouest de ce bois, une piscine et des cours de tennis. À l’Est, un champ de bosses pour BMX, et au Sud, une route départementale. C’est dans ce cadre typiquement suburbain de la banlieue boisée de l’Ouest parisien que s’est inscrite notre réflexion.
Nous avons travaillé sur une approche fine du contexte, du paysage, de la sauvegarde massive d’ensembles boisés, et sur les caractéristiques suburbaines très fortes du site que nous avons utilisées pour fabriquer des citations, des réminiscences formelles, dans une forme de mise en scène de ce nouveau quartier dans le territoire.

Photo extraite de la série Mythokids, Benoit Chailleux.

Axes

Notre projet tenait sur trois axes fondamentaux :

  • habiter dans un bois suburbain (littéralement), et donc, par définition préserver de la destruction un maximum d’arbres existants, même s’ils étaient loin d’êtres tous « remarquables » (ce qui était, dans notre approche, le cadet de nos soucis. Nous reparlerons de ce qualificatif plus tard). En planter aussi le plus possible, là-où il n’y en avait pas. De cette façon, nous voulions arriver à une forme de compensation entre situation actuelle du site et projection future en terme de boisements. Par la même occasion, nous garantissions au projet une identité dans la continuité du contexte actuel. Nous souhaitions ainsi éviter l’arrivée en grande pompe d’un quartier flambant neuf venant brutaliser la « patine » du lieu,
Bois, état existant (photo : JPA + VEI)
  • cantonner au maximum la présence de l’architecture à sa plus simple expression. On rejoint ici l’idée de la disparition, chère à l’agence dans plusieurs projets, et de notre volonté de partir du projet paysager et du vide pour y insérer une architecture discrète voire austère, élégante, et à la limite de l’insignifiance. Cette idée d’une architecture de ZAC lambda était très importante pour nous, non comme quelque chose de péjoratif, mais bien au contraire comme un sujet de réflexion prenant place dans les questionnements de Vous Êtes Ici sur le long terme (ce sujet de l’insignifiance architecturale volontaire fera l’objet d’un futur article),
Tentative de disparition du projet. Image de simulation du Mur Miroir de l’Hôtel Fouquet’s (image : JPA + VEI).
  • enfin, penser une ZAC sans clôtures, l’idée étant que les limites de propriétés seraient traitées exclusivement de manière paysagère (fossés, haies… ), pour fabriquer une continuité de parcours possibles entre espaces publics et privés, et surtout éviter la présence de murs bahuts avec ferronneries grandiloquentes.

C’est d’ailleurs exactement pour cette approche que nous avons été sélectionnés face à une équipe menée par une major du BTP. Leur proposition était loin d’être inintéressante, mais beaucoup plus attendue (une « collection » d’architectures dans un morceau de ville planifiée).

De notre côté, nous avons proposé une histoire « cousue-main », à laquelle tout le monde a été extrêmement sensible.

Une fois nommés lauréats, sur ces trois axes, nous avons très vite compris que :

  • nous ne pourrions pas contraindre nos propres clients (idée que la MOA est juge et partie puisque les promoteurs sont nos clients, et non la ville), en particulier avec nos ambitions de préservation d’arbres qui ont très vite émergé comme point d’achoppement,
  • nous ne pourrions pas imposer à nos confrères un trop grand effacement de leur « patte architecturale » (quoi que c’est peut-être le point sur lequel nous avons le moins perdu. Les projets restant assez sobres, élégants et discrets dans l’ensemble),
  • enfin, et surtout, nous ne pourrions pas lutter contre un système juridique et notarial français basé sur la propriété, matérialisée par des limites et des clôtures (responsabilité, entretien…). Let’s take a ride.

Let’s take a ride

Jusqu’à la fin de notre oral de présentation, tout allait bien. Chacun avait alors pris son « shoot » de suburbanité mélancolique, et nous avons réussi le tour de force de faire sonner à l’unisson des émotions collectives qui se traduisaient concrètement par des propositions paysagères, urbaines et architecturales. Tout le monde a fantasmé et projeté avec son propre vécu notre travail (nous ne savons pas pour autant si ce projet a jamais été « compris » pour ce qu’il était… ).

Avec le recul, nous nous rendons compte que les désajustements initiant la lente désagrégation du développement de projet se sont amorcés dès que nous avons passé la porte de cette salle. Chacun est reparti dès ce moment avec ses préoccupations, techniques pour certains, financières pour d’autres, politiques pour d’autres encore. Nous étions les seuls à ce moment à pouvoir garantir et protéger tout le travail de synthèse et d’intuitions fortes que nous avions eues pour fabriquer le juste équilibre de notre proposition.

De réunion en réunion, et d’atelier en atelier, tout nous a échappé. Nous n’étions pas prêts pour tout contrôler et verrouiller, et surtout, ce n’est pas ce qu’on attendait de nous. Let’s take a ride.

Arbres « remarquables »

Comme nous l’évoquions plus haut, le sujet des arbres a été le premier point d’incompréhension et de remise en question du projet. Le bois existant était ce qu’on pourrait appeler une « friche arborée » suburbaine qui avait poussé sur d’anciennes terres agricoles depuis les années 70. Cette friche arboré portait donc en elle une identité qu’on retrouve dans beaucoup de ville moyennes, et qui participe au « charme désuet » de ces endroits. Il n’est pas question ici de comparer ce boisement à une forêt domaniale ; reste qu’il était là et qu’il présentait beaucoup d’intérêts, paysager, écologique et surtout d’identité. Nous souhaitions le maintenir au maximum pour toutes ces raisons et avons construit notre réflexion et notre discours en partant de ce présupposé : les arbres seraient sauvegardés au maximum. Nous avons rapidement pris conscience dans les discussions, qu’il y avait un non dit autour de cette question, et peut-être surtout un problème de jugement de valeur (et d’ajustement de ces valeurs), a propos de ce bois qui a empêché tout dialogue constructif.

  • Nous projetions dans cet ensemble boisé une esthétique particulière, quelque chose d’intime, et une approche modeste de la disparition du projet au profit des situations et des usages particuliers qui pourraient s’y développer.
  • Nos clients et la Ville y projetaient eux, un imaginaire de la construction, d’un renouveau, d’une forme de tabula rasa urbaine, mais écologique, agrémentée de quelques arbres « remarquables » de prestige.

C’est autour de l’utilisation de ce terme d’arbres « remarquables » que nous avons compris que jamais nous ne parviendrions à faire saisir notre approche presque plastique du projet (l’approche de la question architecturale et urbaine par la mise en scène, la scénarisation et la fabrication de situations potentielles en utilisant le contexte).

Bois dans son état d’origine (photo : JPA + VEI)

Dans l’état actuel du projet, les quelques arbres conservés sur le site l’ont été pour une raison simple : cacher la station service présente sur la route départementale. On est donc dans une logique d’évitement. Les arbres n’ont qu’un rôle de paravent visuel. Let’s take a ride.

Patine urbaine

Cette approche que nous qualifions de plastique n’est pas un caprice de « créateur »,  loin de là. Elle est pour nous la garantie de ne pas brutaliser un site par une conception trop volontariste. Il s’agit en tant qu’architectes de ne pas trop en faire, ce qui est difficile, parce que nous somme habitués à proposer des solutions là-où il n’y a pas forcément de problème à résoudre. Dans le cas de ce projet de ZAC, tout était déjà-là : La plaine, le bois, les pavillons de l’autre côté de la rue, la Route Départementale au Sud avec sa station service, le nouveau champ de bosses pour les BMX, la piscine, les courts de tennis et le gymnase vieillissants… Nous souhaitions inscrire le projet dans cet écrin pour qu’il puisse évoluer rapidement vers un effacement. Nous misions sur le fait que ce soit dans l’appropriation et dans les usages incontrôlés et imprévus des habitants que cette suburbanité recherchée s’affirme fortement (boisements existants protégés qui continuent à se développer naturellement, installation progressive de lisières permettant de maintenir la dynamique de boisements, logique de connectivité inter-massifs permettant un bon fonctionnement de la bio-diversité et de la survie des boisements, relâchement progressif de l’entretien, effacement des limites « autoritaires » du projet urbain, apparition de chemins du désir… ). Mais, la mise en place des conditions favorables à cet « incontrôlé » (une approche presque littéraire du projet), ne fait malheureusement pas partie de ce qu’on attend des architectes. Let’s take a ride.

Patine urbaine (photo : JPA + VEI)

C’est en ce sens que nous parlons de résistances culturelles. Comment sortir l’architecture d’une pensée technicienne dominante dans le milieu de la conception urbaine et architecturale ? Comment regagner du terrain sur le mode de pensée technicien ?

Clôtures

Enfin, nous souhaitions une possible fluidité de parcours et d’usages en traitant les limites public / privé par le biais du paysage (haies, fossés). Nous souhaitions éviter au maximum les clôtures.Cette question allait être une autre forme de non-dit pendant de nombreuses discussions. Le problème juridique que recouvre cette idée (pas de clôtures physiques), soulève trop de contradictions avec le fonctionnement « normal » de la propriété. On peut espérer que l’idée survive et que les lots soient livrés sans clôtures, ou alors très discrètes et vouées à se perdre avec le temps dans la végétation. On peut aussi et surtout craindre que les co-propriétés « résidentialisent » dans quelques années leur terrain.

Mais ce ne sera alors plus de notre ressort. Let’s take a ride.

Untitled (Car & Spooky Garage), Gregory Crewdson, 2001

Fil narratif

Nous avons pu observer dans ce projet un double mouvement :

  • L’engouement collectif pour le fil narratif que nous avons créé, et pour lequel notre projet a été apprécié,
  • La perte, dans le même temps, de ce fil narratif par ce qu’il demandait comme investissement en travail, réactivité, souplesse, remise en question des habitudes, discussions, négociations entre acteurs…

Nous ne pouvons à ce stade présumer d’aucun résultat. Nous savons seulement les résistances que nos propositions ont généré, tant pour des questions techniques que de jugements de valeurs. En ça, cette expérience est intéressante et riche d’enseignements.

Nous nous réjouissons à l’avance que le temps fera par la force des choses ce que nous n’avons pas réussi à maintenir : dans 20 ans, le lieu ressemblera finalement à ce que nous voulions obtenir.